Ndombolo Bazar, recensé avec brio par Sam Zola

Les uns l’effectuent en allant à la Mecque, les autres à Rome ou à Lourdes, d’autres enfin en promenant leur esprit qu’ils tiennent prisonnier dans les délicats et tortueux sentiers des sciences : c’est le pèlerinage. L’élément commun ? On en revient transformé par le souffle qui, à chaque instant, insuffle des signes nouveaux permettant d’interpréter des signaux, incertitudes d’autrefois, certitudes d’aujourd’hui excluant tout doute…
Le rôle du préfacier est connu : il a l’avantage d’avoir lu l’ouvrage avant tout le monde, et par moments, participé, même si c’est rare, à sa conception. Mais, en règle générale, il explique et facilite aux lecteurs, la compréhension de l’ouvrage : c’est donc un passeur qui, patiemment, avec sa barque, transporte les lecteurs d’un rivage à l’autre, en leur indiquant quand il faut porter les gilets de sauvetage, car les bourrasques imprévisibles ne sont pas à exclure.
Le recenseur, par contre, son rôle est moins connu. C’est un pèlerin, fraîchement revenu de son voyage initiatique : il tente de raconter ses moments de délices avec l’esprit, comment ses propres convictions étaient raffermies, comment les nouvelles pistes explorées sont portées à une dimension indescriptible et donc indicible, comment malgré tout, dans sa thébaïde, face à l’incandescence du buisson ardent, certains doutes persistent. Le langage humain abhorrant souvent le silence : haletant, il se contente de quelques mots qui ont guéri ses maux.
Quatre impressions majeures que j’entends devoir partager se dégagent de ma lecture de plus de quatre-vingts pages que j’ai lues et relues pour situer l’œuvre de Johan Mulenda, ici présenté comme poète, dans la pensée actuelle de la littérature ne se contentant plus du credo de l’internationalisation du deuxième art, soubassement de toute littérarture, dont la suprématie n’est plus à démontrer, et particulièrement la recherche de l’équilibre dans ce qui est beau, bon, voire vrai, comme un conglomérat de sources transcendantales de la philosophie.
Ceci ne pouvant, en aucun cas, exclure la revendication du géoclassicisme qui paraît être l’hymne de tout poète, de la capacité de toute civilisation d’être un affluent apportant la quantité d’eau si petite soit-elle, afin que ne se dessèche – face à la complexité des problèmes de changement climatique – la mer agitée de la littérature congolaise que l’on croyait autrefois tranquille, dormante. Elle bouillonne quoique contenue dans son lit par la force des principes, des digues à partir desquels on aperçoit parfois des geysers.
Ndombolo Bazar semble être le titre du premier ouvrage de Johan Mulenda, publié depuis le 20 juin 2025, par la houlette des Editions du Grand Lac, qu’il qualifie lui-même de cadavre malentendu. Cette déclaration volontairement provocatrice voire effrayante, donne à ce recueil un ton particulier que tout congolais découvrira à sa guise s’il se procure du livre dans le marché du livre devenu convivial dans tout Kin.
Quatre impressions majeures, disais-je, méritent de ne pas être passées sous silence, car elles vont de l’originalité de l’œuvre à son utilité pratique en ce que les praticiens de mots – comme poète Césaire, Léon Gontran Damas, Mudimbe, Masegabio, Mayengo, Ilopi, ou le pauvre bûcheron Ali Baba – trouveront la formule magique pour ouvrir la porte de la grotte.

Primo : l’urgence de requalifier ou de reconstruire le langage poétique en ce que celui-ci devrait cesser d’être la recherche de la pierre philosophale du classisme, puisque cette recherche n’émanerait pas de ce qu’on appellerait littérature congolaise.
L’auteur prend la précaution d’utiliser le conditionnel en ce qu’il n’affirme pas, mais s’engage sur le chemin de l’affirmation, n’étant pas encore au bout de son chemin, l’accuser ferait un procès d’intention. Cependant, il n’y pense pas moins. Parcourant à rebours, les pistes sinueuses empruntées par les maîtres depuis l’invention du substantif « poésie » d’origine qui échappe à ma mémoire jusqu’à ses noces avec le peuple de tous les coins du monde, débouchant sur l’enseignement « marqué » de la poésie se confondant avec une certaine culture et donc une certaine européanisation du classisme, puisqu’ailleurs il n’y aurait que barbarie : règne ainsi une sorte d’exclusivité exclusive.
Ndombolo Bazar s’est révélé à mes yeux de pèlerin lectoriel comme une pure déflagration textuelle et que je n’ai jamais lu, et un cri de rage en même temps de lucidité. Il ne s’agit pas simplement de poèmes, mais une tentative délibérée de déconstruire et d’inventer une nouvelle forme d’expression. L’écriture de Johan Mulenda est une véritable explosion verbale, qui ne se contente pas d’esthétiser, mais s’engage dans une réflexion purement critique sur la société et ses dérives.
Ce qu’il importe de souligner est que Johan Mulenda écrit, et il écrit même constamment. Et comme je peux l’affirmer ici, « écrire est difficile, c’est pourquoi la plupart se font critiques ». Est-ce à dire que les critiques n’écriraient pas ? La plupart de fois, l’essentiel du travail d’un critique ne consiste-t-il pas à comparer ce que l’écrivain a déjà produit, afin de se prononcer si le comportement ou le texte sous examen se conformerait ou non au déjà dit, pensé ou écrit sinon à l’énoncé de l’écrivain.
Écrire, c’est créer à partir du néant ou de quelque chose qu’on ne connait pas forcément. En proposant une nouvelle catégorisation en littérature du congo-kin, J. Mulenda participe à l’œuvre de résurrection du second art en Afrique subsaharienne, l’art qui n’aura été jusqu’il y a peu que celui de configuration au service des classiques, sans incidence sur la vie de cette littérature qui serait à ce jour, à son effluve jubilatoire. De la sorte, l’image de ladite littérature ange protecteur de l’identité culturelle congolaise demeurait illusoire.
Là est tout le crédit de cet ouvrage, la pensée vivante, vivace grimpant les collines, elle ne se contente pas du calme des vallées pour un répit, comme le ruissellement de la pluie, il ne cède devant aucune barricade, fraie son chemin jusqu’à emporter des digues que l’on croyait solidement installés.

Secundo : la représentation de la république comme un amphithéâtre ou comme le colissé de Rome
On peut nous rétorquer que la colonisation n’aura été que violence partout ailleurs, qu’est-ce qui serait spécifique au peuple Congolais ? Certes, la colonisation aura été partout violence et négation de l’humanisme à l’égard des peuples colonisés, mais a sa manière de réagir face à l’humiliation dont il aura été victime. Au cœur de cette critique se trouve la société congolaise du spectacle, dépeinte avec acuité particulière. J Mulenda la présente comme une immense mise en scène où chaque individu participe à une pièce de théâtre de grande nature. Dans ce décor, la réalité elle-même semble n’être plus qu’un simple artifice, un fond vide ou une performance quotidienne où l’authenticité a cédé la place à la représentation.
Cette peinture sociale, incisive et sans concession, donne à l’œuvre une dimension profondément engagée, l’inscrivant dans une tradition de poésie qui n’hésite pas à interpeller le réel.
Tertio : la reconnaissance de valeurs ancestrales spirituelles et l’anéantissement de fondements religieux d’outremer
Dès le début, l’auteur sort du chaos postcolonial et déconstruit les symboles religieux et identitaires, lorsqu’il dit : In nomine patris, et filii, et pili pili ! Amen !
Le détournement de la formule latine du catholicisme en une exclamation burlesque montre une volonté de désacralisation du langage et de remise en question des structures religieuses, coloniales et culturelles qu’on nous a imposées. Cette réécriture sert de base : une quête désespérée de sens à travers le chaos, où chaque mot devient une arme, chaque phrase une explosion. Ce mirage des symboles religieux n’est pas qu’une simple critique, mais une déconstruction violente des fondements mêmes de la pensée coloniale, pourraient penser d’aucuns. Mais alors, questions impressions ont retenu mon attention.
En fait, l’auteur de Ndombolo Bazar s’est élancé dans une exploration radicale et dévastée de l’existence humaine. Pour lui, la poésie n’est plus un simple exercice stylistique ou une méditation introspective ; elle devient l’arène d’une lutte intense, d’une lutte nouvelle. C’est un cri désespéré contre un monde en ruines, un monde où les certitudes s’effritent et où les structures traditionnelles ne tiennent plus. À travers les fragments qui composent cet opuscule, l’auteur s’adonne à une déconstruction minutieuse du langage, des symboles et des structures qui fondent notre réalité telle qu’on la voit. Il ne chercha pas à l’embellir, mais à la dénuder.
Loin des conventions classiques qui ont jalonné l’histoire de la poésie, Ndombolo Bazar, le frère jumeau du Cahier d’un retour au pays natal, s’affirme comme une rupture délibérée d’avec les jougs du classicisme. C’est un appel à l’anéantissement de la poésie telle qu’on la connait, non pas pour la détruire, mais pour la purger comme on purgerait les caches d’un site web et pour en extraire une vérité nue, crue et violante.
Cette démarche peut dérouter voire choquer, mais elle est intrinsèquement liée à l’ambition de Mulenda de révéler ce qui est habituellement dissimulé, de confronter le lecteur à une réalité sans fard.

Quarto : la poésie est une source où toute littérature est sortie. C’est une question ancienne toujours renouvelée et enrichie avec les limons que charrie le fleuve du savoir suite aux pluies et parfois même les tempêtes imprévisibles qui semblent arrêter le temps, et pourtant celui-ci coule toujours.
Saura-t-on dire donc dire qu’il y a influence réciproque entre poésie et d’autres genres littéraires ? D’une part, la poésie irrigue les autres genres, et vice-versa. L’interaction entre la poésie et les autres genres est une donnée permanente, car aucune d’entre eux ne peut vivre en autarcie. Que le poète Johan Mulenda considère qu’il s’agit là d’une voie de salut pour la promotion de la littérature congolaise, on ne peut que souscrire, en ce que, dans un monde où la pensée et la culture sont appelées à rayonner, par voie de conséquence, ils subissent également les effets mutants. Tout en demeurant les mêmes, elles deviennent également autres, d’où la nécessité de parler de leurs impacts et non de leur impact.
Ce recueil de poèmes est un coup de poing, un manifeste audacieux qui, par sa formulation et son fond, défie les conventions et invite à une réflexion profonde sur le langage poétique, la société et l’essence même de la poésie. Ndombolo Bazar ne sera pas une lecture confortable pour beaucoup céans, mais une expérience transformatrice.
Un pèlerin peut-il prétendre connaître le relief des lieux saints visités mieux que ceux qui y sont nés, arpentant et décrivant, de manière précise, les coins et recoins ? Pas du tout, mais en libérant, en extase, les paroles de connaissance, il peut atteindre des dimensions insoupçonnées en ce que le conscient et le subconscient fusionnent, de la sorte, émerge et s’asperge un parfum de la finitude qui fait échapper l’homme de la prison d’éternité, incompatible avec l’idée évolutive de la poésie.
C’est un grand livre de rénovation de littérature poétique que j’ai lu, toutes les règles sont jetées dans le feu non pas pour qu’elles soient consumées, mais simplement pour savoir leur degré de solidité face aux tumultes parfois sourds qui caractérisent la pensée du classicisme à l’ère actuelle.
Sam Zola